Les tourelles de 15 cm – Merveille technologique

L’histoire des tourelles cuirassées de 15 cm automatiques T1 et T2 de Dailly trouve son origine dans la tragique explosion qui a ravagé le 28 mai 1946, peu avant minuit, la galerie des 10,5, située à 1400 m d’altitude dans l’arête rocheuse de l’Aiguille. Cette galerie, longue de 500 m, desservait 10 embrasures abritant des canons de 10,5 cm, dont 4 front Nord (batterie des Buits), 4 front Sud (batterie Plex) et 2 front Est (batterie Rosseline). Il s’agissait de canons de campagne mobiles, susceptibles d’être déplacés dans d’autres secteurs de combat en fonction de la menace. Dans les embrasures, ils étaient calés par des socles de béton et protégés par un blindage mobile qu’un servant pouvait déplacer en fonction de l’élévation et de la dérive de la pièce. Le fort de Dailly comportait en outre 2 obusiers cuirassés de 12 cm, 6 canons Krupp sur affût à éclipse dont 4 sous coupole, ainsi que 2 tourelles de 10,5 cm aux Planaux (Sainte-Barbe et Saint -Maurice), construites au début de la guerre 39-45.

La dotation en munitions de la galerie des 10,5 était répartie en 3 magasins, placés au coeur du dispositif et contenant chacun 5500 obus, ainsi que de la munition d’infanterie, soit un total de 449 tonnes. Ceux-ci explosent successivement à quelques minutes d’intervalle et le souffle, la chaleur et les gaz ainsi générés se répandent dans l’ouvrage, détruisant entièrement la galerie des 10,5 dont quatre pièces sont projetées dans le vide avec leurs embrasures. La caserne XII s’effondre et la plupart des autres installations (centrale électrique, réservoirs à mazout, transformateurs, central téléphonique, bureaux de tir, quartier sanitaire, atelier mécanique, etc.) sont lourdement endommagées. Une masse de débris rocheux, parmi lesquels des obus, ravage les hauteurs boisées de Lavey et des pierres sont projetées jusque sur les toits de Mordes. Des gaz sortent même à la Place du Casino à Savatan.

Par chance, le gros des effectifs de 286 hommes occupant les lieux (ER art fort IX, cours de tir III art fort, dét Dailly cp GF 10 et personnel d’entreprises de construction Ganty de Pully et Liebhauser de Montreux) est stationné à l’extérieur, cette nuit-là. Malheureusement, dix ouvriers occupés de nuit à des travaux de réfection dans la caserne XII, et de finition du puits du funiculaire reliant Savatan supérieur à Dailly, perdent la vie, pour la plupart asphyxiés par les gaz de combustion. Les hypothèses d’un sabotage ou d’une erreur humaine ayant été rapidement écartées, les experts mandatés par le chef du DMF, le conseiller fédéral Kobelt, attribuent finalement la cause de l’explosion à la décomposition des poudres à base de nitrocellulose. Des cas similaires survenus dans d’autres ouvrages, un mois plus tard dans les Grisons, et le 20 décembre 1947 à Blausee‑Mitholz, heureusement sans perte humaine, viennent confirmer ces conclusions. Des directives de sécurité sont alors émises pour minimiser les effets de telles explosions dans les ouvrages existants ou à construire : entreposage séparé des projectiles et des charges, installation de sas anti-souffle entre les magasins de munition et les autres parties du fort, réalisation dans chaque magasin d’une galerie d’échappement du souffle et des gaz vers l’extérieur, etc.

Comme dit le proverbe « A quelque chose malheur est bon ». La dramatique explosion du fort de Dailly devient une chance pour le renforcement du verrou de St-Maurice, et même de l’ensemble du secteur de la Brigade de montagne 10. En effet, dès le 17 juillet 1946, la Commission des fortifications entreprend les premières études pour la reconstruction du fort de Dailly, mais parvient rapidement à la conclusion que l’ensemble du dispositif fortifié doit être revu en fonction des nouvelles menaces, en particulier de l’arme nucléaire et des blindés modernes. C’est ainsi que des canons antichars sont installés aux forts de Cindey, Toveyres et Petit-Mont pour battre l’obstacle constitué par le canal de fuite de l’aménagement hydroélectrique de Lavey, alors en construction, ainsi qu’au fort d’Evionnaz. On installe à Savatan et Dailly des positions de lance-mines de campagne de 8,1 cm et de 12 cm, tandis que les pièces d’artillerie obsolètes de 5,3 cm, de 8,4 cm et de 12 cm, qui manquent de protection, sont retirées de tous les ouvrages de la brigade. En outre, pour remplacer les casernes de l’arête de l’Aiguille à la couverture rocheuse insuffisante, on décide de construire pour les garnisons de Savatan et Dailly deux casernes souterraines de 300 et 650 places respectives, protégées contre les effets des armes nucléaires, chimiques et bactériologiques. Enfin, un quartier de commandement est aménagé sous roche pour le Groupe de forteresse 1 à Savatan supérieur, comprenant poste central de tir, central téléphonique, caserne de 260 places, hôpital de 162 lits, boulangerie pouvant livrer jusqu’à 6000 rations en 24 heures et salle des machines avec 3 génératrices de 590 KVA alimentant les ouvrages de Savatan et Dailly en cas de défaillance du courant électrique fourni par un câble souterrain relié à l’usine de Lavey.

En ce qui concerne le rétablissement de la puissance de feu du fort d’artillerie de Dailly, les études sont plus ardues et vont nécessiter plusieurs années, pour des raisons de budget, mais aussi du fait de la confrontation toujours renouvelée entre les tenants d’une armée mobile et mécanisée, et ceux d’une armée sédentaire, ancrée dans un terrain fortifié. Débat stérile, puisque « le terrain commande, rendant les deux composantes complémentaires, et donc aussi justifiables l’une que l’autre, et qui aboutit en 1951 à la création de la Brigade de forteresse 10, dotée de troupes sédentaires attachées à leur secteur d’engagement, alors que la Brigade de montagne 10 devient la Division de montagne 10, grande unité librement disponible sur l’ensemble du territoire.

Les variantes suivantes de réarmement de Dailly sont étudiées par la Commission des fortifications jusqu’en 1949 :

650x150-equal_images_fortifications-de-st-maurice_t1_variantesIl convient de relever que les tourelles de 15 cm mentionnées ici ne sont en fait qu’un projet de développement, avec un canon de 15 cm, de la tourelle de 10,5 cm de 1939, certes avec un allongement appréciable de la portée, mais avec une cadence de tir limitée à 2 coups par minute (projectile de 42 kg), contre une cadence de 6 coups par minute (projectile de 15 kg) pour la tourelle de 10,5 cm, ce qui ne constitue pas un progrès significatif ! En 1949, la majorité de la Commission des fortifications se rallie pourtant à la variante 4, de manière à conserver la possibilité d’engager l’artillerie de Dailly front Sud, alors qu’une première décision de la Commission de défense nationale (CDN), datant du 30 juillet 1947, prévoyait le réarmement de Dailly avec 4 canons de 10,5 cm batterie Nord et le maintien des 2 tourelles de 10,5 cm Les Planaux, mais en renonçant malheureusement à la construction d’une batterie front Sud.

C’est dans ces circonstances que le Service technique militaire (STM ou KTA) fait état en 1949 d’un projet de développement d’une tourelle cuirassée de 15 cm automatique, totalement nouvelle, avec une portée de plus de 20 km, mais avec une cadence de 30 coups par minute. Cette pièce d’artillerie de forteresse, unique sur le plan mondial, correspond idéalement aux besoins du fort de Dailly, en satisfaisant trois exigences tactiques : augmentation de la portée, meilleure efficacité du coup isolé, accroissement du tonnage tiré dans l’unité de temps.

Sur proposition du Chef de l’EMG, le commandant de corps de Montmollin, la CDN s’empresse d’approuver en septembre de la même année le développement d’un prototype de cette tourelle automatique, sur la base d’un crédit de 2’200.000. — CHF. En février 1950, en accord avec la Commission des fortifications, elle prend la décision d’implanter 2 tourelles de 15 cm automatiques à Dailly. Le STM entreprend immédiatement les études de détail de cette nouvelle pièce en étroite collaboration avec les Ateliers fédéraux de construction (K+W) de Thoune et le Service du Génie et des Fortifications, et en élabore progressivement le cahier des charges définitif dont les éléments principaux sont les suivants :

Cadence de tir (feu de salve) 30 coups par minute
Cadence de tir (feu de durée): 15 coups par minute
Distance de tir horizontale 2-22 km
Portée maximale pratique : 20 km
Elévation: 0-45°
Diamètre de la coupole blindée : 4,80 m
Hauteur de la coupole hors sol 2,10 m
Hauteur de la partie enterrée 2,80 m
Epaisseur du blindage 0,40 m
Poids total du blindage (4 parties) 90 to
Poids total de la colonne de rotation avec chaîne d’alimentation 285 to
Diamètre du puits vertical 2,90 m
Hauteur du puits vertical 46 m
Calibre du canon 150 mm
Longueur du canon 6140 mm
Longueur du canon avec frein de bouche et châssis > > 7440m
Refroidissement à eau (avec antigel et antirouille) 300 l/min

 

8.  Chaîne d’alimentation en munition

9.  Tourelle cuirassée avec son avant-cuirasse

10. Mécanisme de rotation de la tourelle

11. Tapis roulant amenant les projectiles à la base de la chaîne

12. Réservoir d’eau pour le refroidissement du tube

13. Poste central de tir de la tourelle

14. Accès à la tourelle par ascenseur et pour le changement de tube

15. Local d’entretien avec tube de rechange et pont roulant

Ce cahier des charges a été respecté dans son ensemble, même si certaines caractéristiques ont été adaptées en fonction des essais effectués sur la place de Thoune et des conditions topographiques locales. Ainsi la cadence de tir effective est ramenée à 22 coups par minute, compte tenu des temps morts inévitables des différents relais électromécaniques de commande. Par ailleurs, la distance de tir horizontale sera allongée à 30 km dans les années 80.

En ce qui concerne le personnel, le cahier des charges prévoit la mise à disposition d’une équipe de 5 professionnels GF pour le soutien et la surveillance de la troupe lors de l’engagement (1 au pupitre de commande, 2 à la chaîne d’alimentation, 1 à la tourelle, 1 au transport et à la préparation de la munition). Par contre, 46 hommes de troupe (dont 1 chef de tourelle et 3 chefs de magasins) sont engagés pour le transport et la préparation de la munition, opérations qui ne sont pas automatisées.

*  *  *  *  *

Il faut attendre jusqu’en 1962, soit 16 ans après l’explosion de Dailly, et 13 ans après la décision de la CDN de développer la nouvelle tourelle, pour que T1 et T2 soient opérationnelles et enfin remises à la troupe :

  • 1949-1952: Etudes et développement du projet
  • Mai 1952: Commande de la STM aux K+W de Thoune
  • 1953/1954: Début de la fabrication des tourelles
  • 15.03.1956: Début des travaux de génie civil de T1
  • 01.09.1956: Début des travaux de génie civil de T2
  • Oct. 1956: Début de la mise en place et bétonnage de la tourelle T1
  • Juillet 1957: Début de la mise en place et bétonnage de la tourelle T2
  • 21.03.1958: Début des installations de commande
  • 17.06.1960: Premiers tirs d’essai à T1
  • 28.03.1960: Début des essais de tir à grande échelle à T1 et T2
  • 12.07.1962: Remise des tourelles à la troupe et au CGF

M. Ernst Danz, ingénieur civil ETH aujourd’hui retraité, chargé en 1956 par le Service du Génie et des Fortifications de la direction locale des travaux de génie civil, nous a donné diverses informations sur cette période :

Les travaux de génie civil de T1 ont été confiés à l’entreprise Liebhauser SA à Montreux, ceux de T2 à l’entreprise H.-R. Schmalz SA à Berne.

Il n’y avait bien sûr à l’époque pas de tunnelier, ni même de jumbo de forage : les travaux de perforation s’effectuaient donc avec des perforatrices à main. Les ouvriers, logés sur place, travaillaient 11 heures, en deux équipes de jour et de nuit, 6 jours sur 7, soit du lundi matin à 0600 au dimanche matin à 0600. On profitait du dimanche pour effectuer les travaux de maintenance urgents ou qui pouvaient gêner l’avancement Le béton était fabriqué sur place avec des graviers transportés de la plaine.

La principale difficulté rencontrée a été le recrutement de la main d’oeuvre : en effet, nous ne pouvions accepter que des ouvriers suisses avec certificat de bonnes moeurs, et un contrôle très strict était effectué par le bureau GF de Lavey. Comme les entreprises ne trouvaient pas suffisamment de mineurs suisses, le Service Fédéral du Génie et des Fortifications a finalement accepté qu’elles engagent des ouvriers étrangers, mais seulement pour les travaux d’excavation, donc à l’exclusion des travaux de bétonnage, d’aménagement intérieur et d’installation des pièces.

Une anecdote : un mineur suisse très compétent, engagé sur la foi d’un certificat de bonnes mœurs en bonne et due forme, aurait dû être renvoyé, suite à une condamnation pour avoir séduit une jeune fille de moins de 18 ans, lors d’une virée en plaine à l’occasion d’un congé. Il a fallu de fortes pressions de l’entreprise pour qu’il soit réintégré au vu de ses compétences professionnelles !

Le problème de la main-d’oeuvre a également été évoqué lors de l’interview des adj sof Muller et sgtm Bressoud :

Les ouvriers devaient être suisses et posséder un casier judiciaire vierge. Ils étaient contrôlés au portail grâce à un jeu de photos et recevaient ensuite un jeton à restituer lors de la sortie. Les agents GF effectuaient en outre des contrôles sur les places de travail. Mais le secret était mal gardé, car les superstructures de construction étaient visibles des hauteurs dominantes.

Les travaux d’excavation ont été menés à partir de la galerie d’évacuation des gaz des magasins de munition et de la galerie d’accès. Tous les matériaux d’excavation ont été évacués par ces deux passages et transportés à la décharge de Prarion.

Le transport d’un élément du blindage de la tourelle d’un poids de 26 tonnes, posé verticalement, s’est effectué par CFF de Gerlafingen (Von Roll) jusqu’à la gare de Bex : le convoi était tracté par une locomotive à vapeur, le courant électrique ayant été coupé à cause des risques de contacts avec le blindage. De Bex à Dailly, le transport s’est effectué sur une remorque surbaissée, qui s’est d’ailleurs renversée lors du transport d’un blindage de T2.

Le coût final des travaux est difficile à reconstituer, une grande partie des frais d’étude et de développement ayant été pris en charge dans différents budgets annuels de 1950 à 1952. On peut toutefois considérer les chiffres suivants comme des ordres de grandeur plausibles à partir de la commande aux K+W en 1952:

  1. Fourniture de T1 et T2 9’700’000.- CHF
  2. Montage et divers 2’450’000.- CHF
  3. Essais 600’000.- CHF
  4. Pièces de rechange et matériel de réserve 2’000’000.- CHF
  5. Travaux de génie civil 6’960’000.- CHF
  6. Munition 8’570’000.- CHF
  7. Soit un total d’environ 30 millons CHF

Les coûts des contrôles et des travaux d’entretien de T1 et T2 effectués chaque année par les K+W ont été estimés en moyenne à 12’500.- CHF, montant auquel il faut ajouter les prestations prises en charge par le personnel GF sur place. Il convient de mentionner également le coût des autres aménagements réalisés à Dailly, (caserne y compris les galeries de liaison, ascenseurs et équipements) pour un montant de 5’415’000.- CHF et à Savatan supérieur (caserne et quartier de commandement) pour un montant de 7’170’000.- CHF.

On prend ainsi la mesure des investissements consentis en quelques années, certes dans le contexte particulier de la guerre froide, en faveur d’un secteur clé de la Brigade de forteresse 10, dont l’importance de la mission est ainsi reconnue au même titre que celle des forteresses du Gothard et de Sargans. Celles-ci ne bénéficieront d’ailleurs finalement pas de l’installation de 2 tourelles cuirassées de 15 cm automatiques, comme cela avait été envisagé lors du développement de T1 et T2, ce qui fait de ces deux pièces des exemplaires uniques au monde et justifie leur conservation dans notre patrimoine historique militaire.

Lors des recherches menées avec le colonel Jean-Claude Chaperon, cette question nous a interpellé à maintes reprises, mais aucun des spécialistes interviewés n’a pu y apporter une réponse satisfaisante, sinon la nécessité de protéger les servants et les installations par une couverture rocheuse suffisante, à la lumière des expériences françaises de 14-18 et 39-40, telles que mentionnées dans les publications de l’Association Saint-Maurice « La Ligne Maginot » de Louis Claudel et « Combats dans la ligne Maginot » du Commandant Rodolphe. L’apparition de l’arme nucléaire en 1945 pourrait encore renforcer cette thèse, mais alors pourquoi exactement 50 m et non 80 ou 100 m ? La réponse, d’ordre purement technique, proposée par le colonel Chaperon nous parait la plus plausible, mais suivons sa démonstration :

En feu de vitesse, la pièce tire 24 c/minute, soit 1 coup chaque 2 % seconde. A l’étage à munition, sur le tapis roulant, la préparation de la munition, principalement le montage manuel des fusées, ne peut suivre cette cadence. Il faut donc que toute la munition d’une série soit chargée sur la chaîne à godets verticale avant le début du feu de vitesse, comme les cartouches d’une mitrailleuse préalablement mises en bande.

La chaîne tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et décrit un demi-cercle par-dessus la culasse. Les obus sont introduits dans la chambre à cartouche depuis la gauche, tandis que les douilles sont translatées sur la chaîne vers la droite. Entre chaque obus, il faut donc laisser un godet vide pour recevoir une douille. L’intervalle entre 2 obus est ainsi d’environ 2 mètres (1,80 m). On a admis la série à 24 coups en feu de vitesse, ramenée plus tard à 22 coups, d’où la nécessité d’une hauteur de puits d’environ 50 m. « 

De nombreux artilleurs du Groupe de forteresse 2 ont fulminé lors des dérangements inopinés survenus lors de l’engagement prolongé de ces pièces, et qui nécessitaient parfois le déchargement de toute la chaîne d’alimentation. Certains se sont même gaussés de cette technologie avancée, mais peu fiable, et la rumeur d’enfler et de se répandre par les couloirs du fort jusqu’à l’extérieur. Qu’en est-il en réalité ? Donnons une fois encore la parole à ceux qui ont été les utilisateurs professionnels de ces pièces et dont ils ont été responsables durant de nombreuses années, l’adj sof Muller et le sgtm Bressoud :

Durant la phase de mise au point de T1, première tourelle construite, donc prototype, un certain nombre de problèmes mineurs sont apparus, et auxquels les K+W ont apporté des solutions pratiques. On s’est d’autre part aperçu, lors des premiers essais, que la cadence de tir théorique de 30 coups/minute fixée par le cahier des charges ne pouvait pas être respectée. En effet, lors de chaque mouvement de la pièce commandé par le système électromécanique, il y avait un temps mort de quelques centièmes de secondes qui, cumulé au niveau de tous les mouvements, abaissait la cadence réelle à 25 coups/minute. Par la suite, on a même ramené cette cadence à 22 coups/minute, voire 20 coups/minute, cadence idéale pour éviter un maximum de dérangements. Construite avec environ 12 mois de retard sur T1, T2 a profité des expériences faites et des améliorations apportées à T1 et de fait, a toujours mieux fonctionné que celle-ci.

Durant la phase d’exploitation, les dérangements survenus, à l’exception de ceux causés par des erreurs de manipulation, sont imputables en priorité à la complexité du système de commande électromagnétique, conçu pour assurer une sécurité optimale dès le début du processus, c’est-à-dire dès l’ «encartouchage», et jusqu’au tir: dès que le moindre incident survenait sur le circuit, par exemple à la machine à sertir, tout le système s’arrêtait, probablement pour éviter tout accident grave. Selon les prescriptions du constructeur, il fallait alors décharger et recommencer le processus de chargement et de tir au début. Ainsi, lorsque la chaîne était chargée de 20 coups, il fallait la décharger entièrement, ce qui prenait du temps.

Les spécialistes GF affectés au service de la pièce ont rapidement mis au point des parades astucieuses pour prévenir ces blocages d’abord, mais aussi pour remettre le tout en fonction, au détriment de prescriptions de sécurité pointilleuses. Toutefois, lorsque la troupe, moins familiarisée avec le service des tourelles, était engagée, les prescriptions de sécurité du constructeur étaient scrupuleusement respectées. En conclusion, le système de commande électromagnétique était complexe, et il était indispensable de bien le connaître et de le pratiquer régulièrement pour bien le maîtriser.

Nous avions d’ailleurs moins de dérangements avec le personnel des écoles de recrues que nous formions au service de ces pièces, car nous avions plus de temps, et sur une longue durée, à disposition. Nous avons pu faire le changement de canon, du démontage au prêt au tir en moins de 7 heures, ce qui n’était pas réalisable avec du personnel de cours de répétition. D’autre part, les commandants de tir connaissaient insuffisamment les performances de ces tourelles et utilisaient rarement lors des exercices toute leur capacité, ce qui était frustrant pour les servants professionnels de ces pièces comme pour la troupe.

A notre avis, ces tourelles très automatisées et complexes du fait de la cadence exigée auraient dû être desservies uniquement par du personnel professionnel et quasi permanent, ou par du personnel de troupe entraîné régulièrement, comme le sont aujourd’hui les pilotes, les équipages de char et autres spécialistes. Par contre, la conduite du tir et le ravitaillement en munitions pouvaient être confiés sans problème à la troupe.

M. W. Baumann, ingénieur auprès des K+W, qui a participé dès 1954 au développement, à l’installation et à la maintenance des tourelles est du même avis :

Les dérangements les plus fréquents provenaient de la réutilisation de douilles usagées, suite à un défaut de tolérance. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de problème avec des douilles neuves.

Je confirme d’autre part les propos de l’adj sof Muller : on n’a jamais mis au service de pièce (entretien et engagement) le nombre de spécialistes nécessaires (personnel GF permanent, mécaniciens et électriciens), et de nombreux dérangements ont été causés par du personnel de troupe, inexpérimenté, lors de cours de répétition.

La réalisation des tourelles cuirassées de 15 cm automatiques constitue sans aucun doute une prouesse technique, qu’il faut mettre au crédit des ingénieurs des Ateliers fédéraux de construction de Thoune, soutenus par le Service technique militaire et le Service fédéral du Génie et des Fortifications. Elle a permis une augmentation significative de la puissance de feu de Dailly, puisque chaque pièce était capable d’amener au but 840 kg de munition par minute (contre 90 kg pour la tourelle de 10,5 cm avec 6 c/minute). Cette puissance de feu, alliée à une meilleure efficacité du coup isolé, est équivalente à celle d’un groupe à 3 batteries d’obusiers lourds de 15cm ! Elle a également apporté une augmentation importante de la portée, particulièrement appréciée des commandants successifs de la Brigade de forteresse 10, en permettant de couvrir les axes du Grand-St‑Bernard jusqu’à Sembrancher, de la Forclaz, de Morgins, des Mosses, du Pillon et de La Croix, et la plaine du Rhône du Léman à Sion, sous réserve des angles morts inévitables.

Alors pourquoi avoir désarmé ces tourelles en 1995 ? La raison principale en est bien sûr la disparition des menaces classiques de la guerre froide et l’apparition de nouveaux dangers, plus diffus et variés, dont l’appréciation a conduit, en quelques années, du concept d’Armée 61 à celui d’Armée 95 d’abord, puis d’Armée XXI, encore en évolution aujourd’hui. Il y a également le changement de conception de la fortification au sein du Service du Génie et des Fortifications, déjà dans les années 70, préférant la construction de monoblocs aux vastes fortifications sous roche, vulnérables aux munitions intelligentes et nécessitant des infrastructures et des défenses extérieures gourmandes en personnel. Il y a également le souhait d’unifier à 15,5 cm les calibres de l’artillerie mobile ou en monobloc pour rationaliser la logistique et diminuer les coûts. Enfin, les faiblesses de T1 et T2 amplifiées à tort ou à raison par la rumeur ont pu également jouer un certain rôle.

Toutefois, l’expérience recueillie avec les tourelles T1 et T2 est probablement loin d’avoir été inutile sur le plan de la technique d’armement, en mettant en évidence la complexité d’une tourelle automatique d’un calibre aussi important. Nous en voulons pour preuve la conception plus simple, voire plus rustique, des canons Bison de 15,5cm, mis au point par les mêmes Ateliers fédéraux de construction de Thoune.

La réalisation, puis l’exploitation durant plus de 30 ans, par des générations d’artilleurs et de GF, des tourelles cuirassées automatiques de Dailly, que l’on peut à juste titre qualifier de merveilles de la technique, constituent une épopée attachante, méritant notre admiration et notre respect. Elle témoigne de la volonté d’un peuple et de ses autorités de répondre, immédiatement après les lourds sacrifices consentis durant la seconde guerre mondiale, aux nouvelles menaces de la guerre froide, afin de sauvegarder l’indépendance du pays.

Sources – Bibliographie

    • RAPIN J.-J., L’esprit des fortifications, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2003.
    • RAPIN J.-J., De la garnison de Saint-Maurice à la Brigade de forteresse 10, Association Saint-Maurice d’études militaires, St-Maurice, 2004.
    • LOVISA Maurice, liste de documents recensés aux Archives fédérales et copies diverses, 1994.
    • CHAPERON Jean-Claude, lettres du 26.04.96 et 25.05.96.
    • Etudes de divers documents et interviews réalisés par It-col Chaperon et Br Pot, 1996.